Un autre voyage à l'hôpital
Il fait un temps radieux en ce matin de vendredi de
juin. Après un printemps qui aura passé
comme un clignement d’œil, les températures estivales sont précurseurs d’un été
chaud. Sur le pont Victoria qui me mène
à l’Hôpital de Verdun en pleine heure de pointe, ma mère s’impatiente au volant
et se révèle une conductrice, ma foi, habile, mais passablement irritée. Elle a l’habitude des ponts il faut dire et
un vendredi de trafic alors qu’elle est retraitée, elle évite normalement.
Je vois le futur pont Champlain à l’horizon et l’avancement
des travaux montre que décembre 2018 pour une complétion est possible. Décembre 2018, mon propre délai de complétion
des travaux buccaux… Parce que oui,
après les broches, une expansion du palais, je m’apprête à subir une seconde
opération visant à améliorer respiration et troubles alimentaires. Au programme aujourd’hui : chirurgie
orthognatique ou, comme j’aime à l’appeler, me faire casser la gueule (mais c’est
moi qui a voulu ça!). Masochiste un peu
sur les bords la fille.
Je me suis réveillée à 5h après un sommeil agité et là, à 8h,
mon estomac crie famine. Je suis à jeun
bien sûr, obligation de l’intervention à venir et attendue pour 9h à l’Hôpital.
Tiens, ils ont rénové l’aile des chirurgies d’un jour depuis
l’an dernier et c’est pas mal ; décor sobre, murs bleus et gris pâles, mobilier
de bureau anthracite, le look est plus intéressant que le vert malade ou rose
bonbon sucé longtemps. Vert, c’est aussi
le teint que j’aurai après l’intervention, mais je m’égare.
Ma mère est là et on attend près d’une heure avant que je
réalise que l’intervention ne sera qu’à 12h30.
Je dois remettre un flacon de ma première urine du matin à l’infirmière
pour des tests de grossesse (que j’avais stratégiquement camouflé dans un sac
opaque parce que transparent, ben, ça l’air de ce que c’est et c’est pas chic). Ça donnait rien anyway car impossible pour
moi d’être enceinte vu la période du mois (parce que oui, avec ma chance habituelle,
en plus de tout le reste, je suis en plein dans cette période-là). J’AI FAIM!
On me dit par ailleurs que je sortirai de la salle de réveil à près de 19h
et je donne congé à ma mère. Les
hôpitaux, elle a donné et je lui ferai grâce de poireauter toute la journée. Elle était prête à tout avec sa tablette, de
la lecture et des trucs confos, mais je sais qu’à mon réveil, je serai dans les
vapes et sous forte médication, peu lucide, pas du tout éveillée malgré l’état
de « réveil » et que je dormirai rapidement. On convient donc qu’elle parte et je
patienterai seule jusqu’à l’heure fatidique où on m’appellera.
Le stress des dernières semaines est passé. Du stress, il y en a eu pourtant, du bon et
du mauvais : quitter mon emploi, en commencer un nouveau, déménager, gueuler
après mon chien fugueur (qui a eu quelques peines à s’adapter à son nouvel environnement)
et maintenant, l’opération de cassage de mâchoire… La pire crainte n’étant pas la douleur, mais
bien le fait que je vais devoir manger mou pendant des semaines ; moi qui adore
manger, pour qui c’est un plaisir et qui raffole de la cuisine, mettons que du
gruau et des smoothies, on finit par se tanner. J’ai tout acheté la veille en termes de mou
protéiné d’épicerie ; n’empêche, du soya, des yogourts, c’est pas ce qu’il y a
de plus excitant à manger.
J’essaie de ne pas focusser sur la nourriture mais je pense
à tout ce que je ne pourrai manger et l’estomac vide ne fait qu’empirer ma
condition : steaks sur le BBQ, épis de maïs bien beurrés, laitues
croquantes, sushis, sautés, pains briochés, bagels et bacon savoureux… AHHHHHHH!
Je joue à des jeux « zéro cerveau » sur ma tablette
et change de place au bout d’une heure pour recharger le tout. Je m’apprête à commencer une partie en ligne
quand on m’appelle dans la salle d’attente.
Débranché mon stock et récupérer mon sac prend quelques instants et de l’angle
où je suis, l’infirmière ne me voit pas et crie mon nom une 2e
fois. J’arrive!
On prend mon sac qui disparaîtra dans un casier quelconque
et je dois me déshabiller, porter la belle jaquette d’hôpital et m’étendre sur
la civière. Mon cœur bat à tout rompre
et la fébrilité est insupportable. On met
la civière sur un coin de corridor, obstruant le bouton d’ouverture de la porte
menant au bloc opératoire. Une dizaine
de membres du personnel infirmier doivent s’étirer le bras au-dessus de mon
nombril pour ouvrir la porte et personne ne porte attention à moi. Mon chirurgien, que je reconnais sous son
filet à cheveu et sa tenue bleue vient me voir, me rappelle quelques détails
sur l’opération décrite une semaine plus tôt.
Vient ensuite l’anesthésiste qui me pose quelques questions d’usage et
réalise que j’en suis à ma seconde anesthésie.
Voilà une personne sur civière qui sort de la salle ; signal que c’est
mon tour de passer sous le bistouri.
L’infirmière me mène au bloc, me fait signer des papiers de
décharge (j’imagine, je suis tellement stressée à ce moment-là que je porte peu
attention à ce que je signe) ; oui, anesthésie, oui chirurgie maxillo-faciale,
oui, je comprends.
On me transfère de la civière à la table, j’étends mes bras
de chaque côté et rien d’humoristique ou de spirituel ne me traverse l’esprit. Je me rappelle une aiguille dans le bras, un
commentaire de l’anesthésiste et voilà ; anesthésiste, drôle de métier que d’être
celui dont personne ne se souvient, me dis-je avant de sombrer.
6 heures s’écoulent.
21600 voitures ont été volées durant mon anesthésie dans le
monde.
21600 bébés sont nés durant mon opération dans le monde.
Tiens, autant de bébés naissent que de voitures se font
voler dans le monde en 6 secondes.
Je me réveille avec une douleur présente, mais
lointaine. Je suis dans une chambre
semi-privée avec une autre femme qui s’est fait cassée la gueule comme on
dit. La chambre du mou, c’est ici.
Son mari est présent et il l’aide. (Pourquoi j’ai dit à ma mère de partir
encore? Me dis-je à ce moment-là). Il
est charmant et m’aide car on le sait, il y a pénurie de main-d’œuvre dans les
hôpitaux et je ne suis quand même pas un cas urgent.
J’ai toujours l’aiguille dans le bras, un plateau de 50 nuances
de mou : du mou brun douteux, du mou orange de jello, du mou mauve au raisin,
et du transparent mou (de l’eau). Je mange
le jello et j’essaie de boire (je dis « essaie » car ma jaquette a
clairement plus bu que moi dans l’épisode).
Je sonne le personnel car je ressens une pointe aigue de douleur et
après m’avoir injecté du Dilaudil, on me dit qu’on repassera pour faire une
échographie de ma vessie afin de s’assurer que j’urine : joie! La journée commence et se termine sous le
signe de l’urine.
Ceci dit, l’attente pour le retour est long et bien que
normalement habile pour résoudre les problèmes mécaniques, je n’arrive pas à
abaisser le battant gauche de la civière, ce qui fait que je me contorsionne
pour sortir de cette dernière et vider la vessie susmentionnée au cabinet d’aisance.
C’est à ce moment que l’infirmière
repasse, 1 minute trop tard et comprend que j’ai sauté la clôture au sens
propre. Elle me regarde incrédule en
sortant des toilettes, me demande comment j’ai fait avec mon aiguille et mon
rack à soluté, mais bon, elle me dit aussi que c’est bon signe et que l’échographie
devrait être positive pour me laisser dormir.
Une fois fait, la tête recouverte d’une écharpe en glace,
avec un masque à oxygène et dans un lit incliné à 45 degrés, je m’endors.
La nuit se passe bien, je me réveille aux 2h, enchainant 4
cycles de sommeil. Le médecin m’avait
dit que j’aurais mon congé le dimanche, mais en ce samedi matin, 8h, je suis
déjà impatiente de partir. Je n’aime pas
trop les hôpitaux ; comme la plupart des gens sans doute, mais aussi, je veux
une sloche rouge. Je regarde mon toutou
compagnon de civière en pensant à ma sloche et je ne suis clairement pas la
fille indépendante, capable, organisée, ingénieure de ma mère… Je suis plus au stade de l’adolescente
rebelle qui veut juste faire comme dans les films de gros durs, s’arracher le
masque à oxygène, le soluté dans le bras et dire : « je me barre
bande de conards ». Je n’en fais rien. Je texte ma mère : viens me chercher et amène
une grosse sloche rouge. « Ils t’ont
donné congé ? » « Non… Mais crois-moi que je sors aujourd’hui. »
Le mari de ma voisine est revenu ; il est aux petits soins
avec sa douce et me voyant peiner avec mon écharpe de glace et mon plateau de
déjeuner mou, il vient à ma rescousse : « merci monsieur ». Il me ramène paille, glace et mouchoirs. Heureusement qu’il est là. Ma mère arrive un peu plus tard et elle prend
le relais. Merci maman. Elle m’a amené ma sloche! Yé!
L’infirmière dont je n’arriverai jamais à me souvenir du nom
vient aussi me voir. Elle est
magnifique, le teint basané arborant un superbe hijab et elle est d’une
douceur! J’en ai les larmes aux
yeux. Je n’ai pas mentionné l’état de ma
locution, mais je dois dire que parler est pénible et incompréhensible aux
oreilles de mes locuteurs. J’écris donc
sur ma tablette que je présente au personnel.
Je pourrai parler à nouveau quand j’aurai désenflé, mais pour l’instant,
je suis bouffie, le teint vert avec des marques apparentes de sang dans le
visage et des points de sutures bleus.
Je ressemble à Fiona dans Shrek.
Mes cheveux sont en filasse, je pue et j’ai mal aux paupières. Tsé, quand tu es à ton meilleur ? Ça ressemble à ça.
Le pire dans la vie, c’est de perdre la face : ben moi,
je me la suis faite casser en plus de la perdre.
On dirait une injection de Botox qui a mal tourné.
J’ai l’air d’une femme battue.
Le chirurgien vient faire son tour dans la chambre du mou en
commençant par discuter avec ma co-chambreuse qui a eu son intervention avant
moi. Avant même qu’il n’ouvre la bouche,
ma mère le regarde et s’écrie : « C’est vous qui lui avez fait ça ??? » « Euh… c’est elle qui voulait que je lui
fasse ça ». Même dans cet état, ma
mère me fait rire. C’est d’elle que je retiens
mon humour il faut croire, quoi que mon père est pas pire non plus dans le genre
spirituel, jeu d’esprit ou pince sans rire.
Après qu’il ait parlé à ma voisine et qu’il lui ait donné
congé, il me parle. « Docteur, je
veux sortir là maintenant ». « Ce
n’est pas bon de précipiter… mais je comprends ». Ma mère lui assure qu’elle et mon père vont
bien s’occuper de moi. Il dit donc à l’infirmière
que je pourrai sortir dans quelques heures, quand j’aurai terminé de prendre
les antibiotiques post-opératoires. Une
autre seringue plus tard, après m’avoir donné plusieurs conseils pour la suite,
je remercie l’infirmière et je quitte avec ma mère pour une convalescence à la
maison familiale, dans mon ancienne chambre, dans ce quartier où j’ai passé mon
adolescence et où je suis maintenant anonyme, là où personne ne me reconnaîtra
et où je vais panser mes blessures et me laisser gâter. J’ai beau être une adulte, je suis une enfant
qui a besoin de ses parents et je suis choyée de les avoir. Merci à vous et surtout, merci papa pour tes
potages inventifs ces derniers temps. À
l’aube de la Fête des pères, c’est moi qui devrait te gâter et c’est toi qui s’occupe
de moi encore. Pas facile pour moi de
dépendre des autres et pour une fois, j’ai compris que c’était bien de demander
de l’aide et de laisser les autres prendre en charge.
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