Survivre dans le bois...

Faire de la randonnée en montagne est un sport dangereux.  C'est mon sport.
La piqûre de la montagne remonte à l'enfance, moment idyllique où mon père a décidé sur un coup de tête moyennement réfléchi de quitter la ville pour aller s'établir en Gaspésie, à Ste-Anne-des-Monts, porte d'entrée des Chics chocs.  En allant au Mont Jacques Cartier et au Mont Albert pour ne nommer que ceux-là, sans compter les "buttes" autour de chez moi où on passait nos jours mon frère et moi, on a connu de bons moments...  J'ai compris très tôt que même à 28 C au pied, il va te falloir une tuque, un manteau et des mitaines au sommet...
  




Ceci étant dit, mon histoire de survie récente se situe plusieurs années plus tard, alors que, randonneuse expérimentée (!), je pars avec un ami randonneur , Éric, et mon fidèle toutou, Jones, en un début de mai particulièrement clément, afin de rajouter un crochet à notre liste des 115, soit le mont Owl's Head au New Hampshire.
J'avais dit à des gens (ma mère, une voisine, une collègue de travail, mon patron) que je partais faire cette montagne ce jour-là et j'avais pris congé pour l'occasion en y allant un lundi.  
Première erreur : partir un lundi implique qu'il y aura moins de gens dans les sentiers ce qui veut aussi dire que si un pépin survient, il y a des chances que ce soit long avant qu'un autre randonneur passe par là...
Par ailleurs, les faits nous montreront que pour la plupart des gens, Owl's Head est un centre de ski des Cantons-de-l'Est.

Les premiers 7km se déroulent sans encombre.  Notre allure est de 12 min du km et le sentier est large et sec.  En arrivant à la première rivière, on doit enlever nos bottes pour traverser, ce qui est chose courante selon ce qu'on avait lu sur des blogues de voyageurs.  La traverse est facile et l'eau nous rafraîchit tout au plus.

La randonnée fait 28 km au total.  J'ai estimé à 10h le temps nécessaire pour les faire en raison du niveau de difficulté.    
Deuxième erreur: mon ami pense que ce sera possible de revenir à Granby à 16h alors que nous avons quitté la ville à 6h ce matin-là ; avec 5h environ de transport en voiture, on a un "gap" de 5h entre mon estimé (pour un retour en ville à 21h) et le sien.  L'impatience se fait sentir rapidement de son côté.  Se concerter avant de partir et faire l'estimé de temps "à la Tony" aurait aidé.

Nous aurons en tout 4 rivières à franchir comme celle-ci pour arriver au pied de la montagne et entreprendre une ascension difficile sur un chemin officiellement non balisé.
En été, le chemin se trouve relativement facilement vu l'achalandage; en hiver, les traces de raquettes sont visibles dans la neige.  Au printemps, c’est le bordel.  Les traces ont fondues et il n’y a personne assez fou pour tenter l’aventure, sauf bien sûr 2 êtres orgueilleux qui veulent un crochet dans leur carnet.
Votre humble conteuse propose donc de suivre la boussole du iPhone pour « bushwacker » vers le sommet.
Troisième erreur : « bushwacker » consiste en marcher dans un non-sentier pour aller d’un point A à B.  Cet exercice doit être fait par des experts munis d’un GPS, au risque de se perdre en route.  Même avec un GPS, on peut facilement sortir du tracé GPS et se ramasser en canyoning comme ça m’est arrivé à quelques reprises, dont une fois à Bromont avec un ami ingénieur électrique dessinateur de substrats laminés travaillant pour une compagnie internationale dont je tairai le nom pour préserver son anonymat, après une sortie de crazy carpet sur la montagne qui aurait pu mal tourner.
Mais je m’égare, revenons à l’histoire principale.

Donc, après une montée pénible qui n’en finit pas pour parcourir ce qui devait être 1.7 km mais qui finira plus près de 2km, en un temps de près de 2.5h, nous décidons à quelques 100 pieds du sommet de rebrousser chemin (mais dans ma tête, ça compte pour le crochet, « no way » que je reviens ici « ever »).
La décision de redescendre est difficile, mais inévitable.  Mon ami n’a pas de guêtres et s’écorche les jambes à chaque pas vu la neige qui ne résiste pas sous notre poids et nous fait caler de 3 à 4 pieds à chaque enjambée.
Nous redescendons donc pour mettre fin au supplice, en s’échangeant mes guêtres à quelques reprises.  J’aurai de belles jambes éraflées cet été, mais ça, ce n’est pas nouveau.

Une fois en bas, face à la première rivière, quelque chose cloche.  L’eau a monté.  Éric n’a rien remarqué, mais je vois les morceaux de glace qui se séparent des parois rocheuses et la tension monte.  La première rivière est somme toute facile à traverser, mais nous avons les pieds mouillés en raison de la neige.  Les 5 prochains km sont rapidement franchis.  On arrive à la seconde rivière qui se traverse bien aussi, mais je passe encore une fois la remarque sur son niveau, ce qui ne semble pas inquiéter mon ami…  À la 3e rivière par contre, les choses se gâtent.  Il a remarqué que les roches qu’on voyait à l’aller sont maintenant immergées.
Le chien ne veut pas traverser.
Quatrième erreur : mon chien est un labrador aux pattes palmées.  Il saute dans tous les trous d’eau qu’il voit et est un habile nageur.  Le fait que le chien ne veut pas passer n’aurait pas dû être perçu comme un signe que le chien est malhabile en montagne.  On aurait dû y voir un signe que c’est dangereux. 
Après plusieurs sacres de mon ami, une inquiétude muette de mon côté et plusieurs grognements bien sentis, on finit par franchir la 3e rivière avec succès.  Mon ami s’écroule de fatigue et prend quelques minutes avant de se lever.  Mon chien a flairé une bête.  Il a la même réaction que lorsqu’il voit des chevreuils dans un boisé près de chez moi.  Il court dans le bois.  Éric est de plus en plus exaspéré et a hâte de rentrer, ce que je comprends, mais mes émotions restent en dedans.  Il m’en veut d’avoir amené le chien, mais je ne pars pas en montagne sans lui désormais…

Arrivée à la 4e rivière, je sens que c’est la fin de l’aventure.  « On pourrait traverser si le chien n’était pas là ».  Dans ma tête, c’est impossible.  Je franchis quelques pas dans les eaux glacées pour vite me rendre compte que chien pas chien, je ne peux pas le faire.  Le courant est trop fort.
On regarde l’eau, impuissants.  Éric part en amont et en aval pour explorer les rives et tenter de trouver un autre passage.  Il est 16h passé.
Rien à faire.  On regarde la carte.  Il y a un autre passage qui pourrait nous ramener, mais ça implique du bushwack et je ne suis pas chaude à l’idée, surtout avec la lumière qui faiblit sous les montagnes.
On arrive à un ancien barrage de castors.  Les billots forment un pont improvisé, mais le courant sous nos pas est terrible et le chien n’apprécie pas de se faire tirer par le collet pour traverser.  On doit donc se rendre à l’évidence, ce n’est pas par là qu’on va revenir.

On revient au point précédent, devant la rivière, sur le sentier principal et on évalue la situation.  Éric décide de me laisser les vivres et de partir à la recherche de secours en franchissant la rivière.  À peine quelques pas dans l’eau, il tombe.  Je sens que c’est la fin pour lui.  Il franchit quelques dizaines de pieds, manque de heurter une roche et arrive à gagner le rivage.  Trempé, grelottant, c’est officiel, on dort dans le bois.
Cinquième erreur : nous n’avons pas d’allumettes, ni de combustible pour partir un feu.  Malgré tout, ça aurait aidé et ce n’est pas ce qui est le plus lourd.

Mon ami n’a pas de linge de rechange.  Il enlève son chandail, ses bas, je lui prête une tuque, un chandail (clairement « stretché » maintenant, heureusement qu’Éric est pas trop grand) et je lui frotte les pieds et les mains pour le réchauffer.  C’est bien connu, j’ai toujours chaud, alors ça nous a bien servi.
Isolé sous une couverture de survie et un tas de feuilles mortes que je mets sur lui, il restera ainsi pour les heures à venir.
Pieds nus, je m’active : j’accroche la nourriture dans les arbres pour éviter d’attirer les ours, je ramasse encore plus de feuilles, de bois, je coupe des branches de sapinage pour isoler, je suspends les vêtements mouillés pour qu’ils sèchent.  Au bout de quelques heures, alors qu’il fait noir à présent, je me couche. 

Un chien, c’est pratique en camping improvisé.  Une boule de chaleur de 85 lbs collée aux jambes m’a permis de rester au chaud.  J’avais plusieurs vêtements chauds également.  La phrase « Jones, viens réchauffer maman » a été celle la plus prononcée cette nuit-là.  On entendait des bêtes aux alentours, qui ne se sont pas approchés de nous en raison du chien qui est resté aux aguets toute la nuit.  Il a fait environ 3 C cette nuit-là.

Au petit matin, l’air est frais et il vente, c’est inconfortable et on se lève malgré le froid.  On rationne la nourriture pour être en mesure de dormir une nuit de plus au besoin.  J’estime que les rangers ne seront pas au sentier avant midi.  On s’active pour bâtir un abri mieux isolé ; si on doit dormir encore ici, il vaut mieux que ce soit à l’abri du vent.  
Le constat est rapide.  L’eau n’a pas diminué.  En survie, j’ai toujours appris qu’il vaut mieux ménager ses forces et rester près des sentiers balisés.  Éric ne tient pas en place et après plusieurs hésitations, il décide de quitter le camp et de traverser par le barrage de castors.  Je décide de rester là avec Jones.
On se quitte les larmes aux yeux, incertains si on se reverra.
Mon chien ne comprend pas ce qui se passe.  Il reste quelques minutes près de moi, court rejoindre Éric, mais reviens à moi au bout d’une dizaine de minutes.  Les rangers arriveront à ce moment-là, mais la rivière est impraticable pour eux aussi.  J’en ai les larmes aux yeux et je sens la fatigue tout d’un coup.  Ça leur prendra près d’une heure pour me rejoindre et je me suis endormie, épuisée en attendant.

Mon chien n’apprécie pas l’arrivée des 2 hommes aux chandails rouges du New Hampshire State fish & game dept.  Il jappe à mort.  Je ne l’ai jamais vu comme ça.  « Is he a friendly dog mam? ».  « Normally, yes! ».  Mais bon, ce n’est pas trop normale comme situation n’est-ce-pas ?
« Do you know Antoine?  He called us last night.  He told us you were here.  He came here and is also searching for you with 2 other friends. »
« Antoine is sooo going to get a bottle of wine for this! », dis-je.


Après avoir calmé le chien et après avoir constaté que je ne suis pas blessée, que j’ai mangé, que j’ai suffisamment d’eau et que je suis en état de marche (!), on part pour regagner la civilisation.  Après quelques essais infructueux pour retraverser la rivière, à suivre les rangers docilement, je vois qu’à ce rythme, on ne sortira jamais.  Je leur mentionne le « beaver damn » ; c’est le meilleur chemin.  Ils hésitent à me suivre, mais se résignent et on retourne là où, la veille, le chien ne voulait pas y aller.

Je franchis le billot la première.  Assise à cheval, face à mon chien, je lui dis d’y aller, que je suis là.  Calmement, il sautera sur le billot et viendra me rejoindre.  Il a même sauté dans l’eau et a franchi une partie de la distance à la neige.  Je crois que la veille, c’est notre impatience qui l’a fait se braquer.  Avec mes 2 gardes du corps (!), je marche d’un bon pas et on revient rapidement au sentier où nous attendent les VTT des rangers.  Éric est arrivé au stationnement déjà, merci à la communication par walkie-talkie entre rangers.
On parcourt en VTT les 4 km restants ; le chien court derrière nous à vive allure, en chien heureux d’être content.


Arrivée à la voiture, mon ami nous attend, non mécontent de nous voir arriver.  Il a parlé à sa conjointe ; ses enfants vont bien.  Il est 16h.  L’un des rangers m’interroge afin de savoir ce qui s’est passé.  Avions-nous les bons équipements, avions-nous bien planifiés la randonnée, avions-nous assez de nourriture, etc.  Ils ont jugé qu’on était de bons randonneurs, qui avaient été malchanceux, comme plusieurs autres avant nous qui ont dus aussi se faire des abris de fortune au même endroit.
On a été chanceux, c’est ce que je retiens : il n’a pas plu, on avait des amis qui savaient quoi faire, les rangers sont arrivés rapidement, mon chien a éloigné les prédateurs, on avait beaucoup de nourriture…  Je sais maintenant ce que je devrai avoir dans mon sac pour les prochaines fois.  Et pour l’extérieur du sac, un Antoine avec GPS, ça aide.


Il y avait deux papiers dans le pare-brise de ma voiture : l’un de la police et l’autre, de mes amis qui sont partis à notre recherche. 
Vers 18h, ils reviendront et nous serons tous réunis.  Une célébration au McDo avec du bon gras mouillé suivra.  Mon chien a eu droit à un cheeseburger rapidement ingurgité il va sans dire.
Je sais maintenant que je peux survivre dans le bois, mais j’aurais préféré ne pas avoir à l’apprendre ainsi.  






Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Que faisions-nous avant le GPS?

La Traversée de Charlevoix, avec une pré-ado!

Dire que c'était ça ma vie avant....